Au Ve siècle avant notre ère, la Grèce vivait sous un régime oligarchique depuis plus d'un siècle. Quelques grands propriétaires faisaient régner leur ordre. Les abus de pouvoir devinrent bientôt tels que les petits paysans devaient payer de leur personne des dettes qu'ils ne pouvaient pas honorer conformément aux ententes conclues à l'avantage des riches prêteurs. Plutôt que de prendre ainsi le risque de devenir esclaves pour être vendus sur des marchés étrangers, de nombreux Athéniens préféraient s' expatrier d'eux même dans l'espoir de connaître un sort meilleur dans une cité étrangère.
Exemple de lutte des classes, diraient les tenants d'une philosophie éteinte. Donnons le pouvoir à la majorité constituée de pauvres! Ils poseraient ainsi le problème crucial en politique: comment les faibles peuvent ils devenir forts tout en conservant la pureté associée à la faiblesse?
Les communistes ont minimisé cette difficulté. Ils ont cru que le prolétariat ou ses représentants pourraient acquérir la force tout en demeurant purs. On connaît les conséquences de cette illusion.
Les Athéniens du début du VIe siècle avant notre ère, n'ont pas commis cette erreur. SOLON avait compris que c'est le pouvoir qui corrompt et non la caste à laquelle on appartient. C'est pourquoi sans renoncer à être l'énergique défenseur des opprimés, il mettait tout en oeuvre pour les empêcher de commettre bientôt contre les riches des excès semblables à ceux dont ils étaient eux mêmes victimes.
On dit qu'il fit tout ce qu'un habile négociateur aurait fait dans les circonstances promettant aux pauvres le partage des terres et aux riches la confirmation de leurs créances. Qui voudrait le lui reprocher puisque, ayant ainsi apaisé les esprits dans les deux camps, il gagna le temps qui lui permit de faire pénétrer ses idées plus profond dans la conscience de ses concitoyens? C'est ainsi qu'il obtint non seulement l'interdiction des procès iniques mais, pour les pauvres, des droits qui fondèrent leur fierté et pour les riches, le maintien de privilèges qui leur évitaient de perdre la face. L'état de droit existait enfin. Par delà la force des uns et la faiblesse des autres, régnait la justice incarnée dans des lois, parfois étonnantes, comme celle qui notait d'infamie quiconque refusait de prendre parti dans un débat crucial.
Toutefois, c'est d'abord Pisiscrate et Clisthène, des tyrans ayant la faveur du peuple, qui accomplirent l'exploit de faire aimer et respecter les lois écrites par SOLON. Le rêve de ce dernier, le gouvernement du peuple par le peuple, ne se réalisa que progressivement. Mais le fruit de la démocratie était vraiment mûr lorsqu'il tomba de l'arbre. C'est le peuple qui, directement, assumait toutes les principales responsabilités de ce nous appelons aujourd'hui l'Etat. On allait même jusqu'à recourir au tirage au sort pour le choix de certains officiers publics, afin d'éviter que marins et paysans, prenant goût au métier de juge, ne s'éloignent de leur travail producteur pour acquérir richesses, gloires et puissance dans des fonctions permanentes qu'un quelconque leader démagogue aurait tôt ou tard la tentation de leur offrir.
Ce moment de parfaite beauté sociale, beauté dont le Parthénon est l'image, fut hélas éphémère. "Ce n'est pas la faim qui fait les révolutions, a dit Nietzsche, c'est la loi selon laquelle l'appétit vient en mangeant". L'appétit des riches était déjà bien aiguisé, celui des pauvres ne pouvait que s' ' accroître. Le territoire d'Athénes était cependant limité, ses richesses également.
La justice étant une proportion, comment allait-on la maintenir tout en assurant la progression de chacun des termes? Comment faire en sorte que dans la réalité sociale, quatre soit à huit comme deux étaient à quatre auparavant? Les géomètres grecs étudiaient ces questions au même moment. Elles sont l'objet des théorèmes des triangles semblables.
D'autre part, comme il fallait s'y attendre, des démagogues surgirent et les marins aussi bien que les paysans s'empressèrent d'accepter en grand nombre, d'abord d'être rémunérés pour participer à la vie de la cité et ensuite d'occuper des postes en permanence. D'autres allaient travailler à leur place. Et bientôt le sol d'Athènes n'allait plus suffire à nourrir toutes les bouches ni à produire la richesse requise pour payer les produits importés. La démocratique Athènes en fut donc réduite à profiter de sa position de force pour faire subir à bon nombre de cités voisines le sort que sur son propre territoire les riches faisaient subir aux pauvres.
C'est ainsi que l'usage de la force contre les faibles de l'extérieur devient la condition du triomphe de la justice contre la force à l'intérieur. De la même manière, à l'intérieur d'un même pays, communauté de pays, les habitants d'un village, d'un pays repousseront vers le village voisin ou le pays voisins plus pauvre telle exploitation de décharge industrielle ou ménager, tels "minorités ethniques " (Gens du voyage , Roms), tels réfugiés-migrants présentant des "inconvénients d'ordre environnemental", des menaces économiques, démographiques, religieuses, voir terroristes.
Vue sous cet angle, en quoi la démocratie est-elle supérieure à un pouvoir tyrannique qui, pour se maintenir, est obligé d'opprimer les États voisins? Sans ses colonies, Angleterre aurait-elle pu donner ses institutions démocratiques en exemple au reste du monde? Et aujourd'hui, les pays les plus riches, acteurs principaux de la Cop21, pourraient ils continuer, tant bien que mal, à satisfaire simultanément leurs riches et leurs pauvres, s' ils ne prélevaient pas plus que leur juste part des ressources de la planète?
Dans les siècles passés, on pouvait encore à la rigueur se résigner à cette rivalité entre les nations en pensant que chaque région du monde aurait un jour ou l'autre l'occasion d'imposer sa loi aux autres. D'autre part, les guerres, limitées, étaient considérées comme des choses nécessaires, préférables, à un état de nature tel que les peuples sont déchirés par des conflits sauvages permanents.
Désormais, c'est dans le patrimoine planétaire, dont on connaît de mieux en mieux les limites, que les Nations les plus riches puisent les ressources qui leur permettent de maintenir leur harmonie intérieure. Et ce patrimoine planétaire, elles l'hypothèquent quand elles provoquent des catastrophes écologiques majeures, quand elles produisent plus que leur juste part des gaz à effet de serre, quand elles se servent de l'Afrique comme réserve de ressources etc...
C'est pourquoi le problème des rapports Nord Sud, Pays émergés-pays émergeant, développés-sous-développés, tel qu'il se pose aujourd'hui est beaucoup plus grave que le problème que posait le rapport entre nations riches et nations pauvres dans les siècles passés.
L'enrichissement économique des ex-pays d'Europe de l'est et d'une partie de l'Asie et de l'Amérique latine, grâce au libéralisme économique et aux institutions démocratiques, aura pour effet d'aggraver le problème et non à le résoudre.
Ce qui nous ramène à SOLON et à l'inspiration élevée dont témoigne son oeuvre, on peut penser que c'est l'amour d'une justice pure, transcendante, dont témoigne sa poésie, qui a permis à SOLON et a ses concitoyens de faire régner à Athènes, pendant quelques années au moins, une harmonie qui ne reposait pas sur l'exploitation des cités voisines.
Pour s'élever à la hauteur des idéaux dont ils se réclament, les pays riches ont à l'heure actuelle besoin d'une inspiration aussi élevée. Il faut poser la question de l'inspiration avec la plus grande rigueur, précisément parce qu'elle est d'ordre spirituel. On peut la formuler de cette manière: comment pourrait-on maintenir l'harmonie entre riches et pauvres quand 1% de l'humanité possède à elle seule l'équivalent des ressources de plus de la moitié de cette humanité.
Cette question en soulève une autre, encore plus fondamentale. Depuis que la faillite tant du communisme que la doctrine néo-conservatrice sont devenues manifeste, les idéologues, les extrémistes de tous bords se rejoignent pour soutenir que le libéralisme (sa forme la plus "sauvage") combiné avec un régime démocratique, crée les conditions idéales pour un développement économique. Mais considérons le spectacle qu'offrent actuellement des nombreux pays riches et démographiques, où les gouvernements se maintiennent par des promesses démagogiques, des politiques sécuritaires portées par la haine, la xénophobie, et un racisme triomphant et qu'ils ne peuvent tenir qu'en accroissant le déficit, c'est à dire en hypothéquant l'avenir. Ne sommes-nous pas obligés de conclure que, dans le cas de ces pays, c'est une croissance économique dont les fruits sont justement redistribués qui est la condition du maintien de la démocratie et d'un minimum d'harmonie sociale?